dimanche, juin 04, 2006

Monstres et Héros

Comment devons nous comprendre Haditha ? A mon avis, ce n’est pas en terme d’erreurs. Revenons un peu en arrière:
"Je pense que la plus grosse erreur qui est arrivée jusqu'à présent, du point de vue de l'implication de notre pays, est Abou Ghraib", a déclaré le président américain en réponse à une question lors d'une conférence de presse à la Maison Blanche en compagnie du Premier ministre britannique Tony Blair. "Nous avons payé pour cela depuis longtemps et, à la différence de l'époque Saddam, les gens qui ont commis ces actes ont été traduits en justice", a ajouté le président américain.
Abou Ghraib était en effet une grosse erreur. Mais contrairement à ce que le président maintient, ce n’est pas un problème réglé. Il est vrai que, contrairement à l’époque de Saddam, il y a eu des procès. La semaine dernière,

Le jury militaire devant lequel comparait le sergent américain Santos Cardona, reconnu coupable d'avoir menacé en 2003 et 2004 avec un chien non muselé des détenus d'Abou Ghraib en Irak, a décidé vendredi 2 juin de ne pas l'envoyer en prison…Il est le 11ème soldat américain condamné dans le cadre de ce scandale, révélé début 2004 quand des photos prises par les soldats ont été publiées dans la presse.

Onze soldats condamnés. Mais le plus gradé des onze est un sergent. Aucun officier. Pourquoi pas ? On nous dit qu’il n’y avait pas de preuves de complicité d’officiers. Même les soldats accusés avaient du mal à prouver avoir reçu des ordres directes. Sans ordre directe, et sans le soutien des officiers, on a changé le débat. On l’a transformé en incident enfantin. On disait que ces soldats sont des gosses ; ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Dans le cas de Lynndie England, l’image iconique d’Abou Ghraib, on nous a donné l’impression d’une femme enceinte, instable, psychologiquement perdue. Et elle l’est. Là n’est pas la question. Pourquoi y a-t-il eu tant de tortures en général ? Ce n’était pas un hasard. Le chemin de Abou Ghraib est le même qui a mené à Haditha. Contrairement à d’autres critiques, je suis convaincu par le « scandale ». Je pense que les Américains, Bush même, sont honnêtement choqués par Abou Ghraib et Haditha. Idéologiquement parlant, ils ne veulent pas de tortures. Ils ont – Bush y compris – de « bonnes intentions ». Comme on dit, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Mais alors comment arrive-t-on à Haditha ? A mon avis, c’est le discours, la perspective de cette guerre qui – au-delà des bonnes intentions – crée inévitablement des Hadithas et des Abou Ghraibs. La façon dont les Américains, mais aussi tout autre peuple, considèrent la torture et la monstruosité est trop naïve, trop simpliste. Quand on pense à la torture on pense en terme de:
  • Ou bien Lynndie England, une femme faible, irrationnelle, un peu folle
  • Ou bien Jack Bauer, le héro de la série populaire 24.
La torture, on pense, c’est pour les monstres ou les héros. Les monstres torturent inconsciemment. On leur en veut ; on veut les punir. Mais puisque c’est des monstres, on a la conscience tranquille. Les héros torturent sciemment. On leur en veut, mais on les admire. Ils font, pensons-nous ce que nous autres n’avions pas le courage de faire. Chaque saison de 24 est l’occasion pour Bauer de torturer, de dépasser la limite morale, et d’en souffrir. Sa souffrance et «l’efficacité » de son immoralisme font de lui un héro. Dans les deux cas, nous pouvons nous distancer de la torture. Ce n’est une affaire pour nous, les hommes et femmes ordinaires. Mais c’est là qu’est l’erreur. Ce n’est pas Abou Ghraib même qui était l’erreur mais la politique de Bush qui engendre Abou Ghraib. Dans le monde Manichéen de Bush, où il y a simplement les Forces du Bien et les Forces du Mal, engagées dans une bataille cosmique, il n’y pas plus d’hommes et femmes ordinaires. Ayant simplifié tout, il a supprimé la modération. Les officiers n’ont pas donné l’ordre de torturer ou de massacrer. Mais quand « les grands » du pays n’hésitent pas à ignorer la Convention de Genève, quand ils n’hésitent pas à avoir des prisons secrets, quand ils se demandent si la torture devrait être permis, quand ils hésitent pas à créer Guantanamo, quand ils hésitent pas à utiliser les armes de destructions massives, quand ils hésitent pas à ne pas considérer la vie des innocents pendant la guerre, quand ils hésitent pas à mentir, que devons nous attendre des « petits » ? Mieux encore, comment peut-on vraiment faire la leçon aux soldats ?
Chaque commandant américain en Irak va recevoir des pochettes de documents, dont 36 diapositives illustrant les valeurs militaires qui devront être projetées dans des sessions de deux à quatre heures.
«Certains dirigeants d'unité mènent déjà ce genre de formation de leur propre chef», a souligné le général Chiarelli pour qui il s'agit surtout d'un «rafraîchissement». Ce n’est pas comme si les soldats ne savaient pas qu’ils ne doivent pas torturer en général. Ce « rafraîchissement » est absurde en soi. Les soldats de Haditha et les gardes d’Abou Ghraib sont les produits d’une vision politique qui a déshumanisé les Arabes et tout ennemi des Etats-Unis. Aucun « rafraîchissement éthique » ne pourra empêcher les abus ; aucune ordre ne sera – ni a été – nécessaire pour les abus, car les « héros » s’en prennent à des monstres.
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